Les russes d’Ugine
Ugine, une bourgade à quelques kilomètres d'Albetville, entourée de montagnes qui étalent leurs pentes verdoyantes et fleuries. Une usine laisse échapper ses fumées et les nombreux employés qui se pressent dans l'enceinte prouvent une activité florissante. Les maisons sont cossues et les sept mille habitants sont dotés d'un stade, d'un gymnase, d'une médiathèque, d'un cinéma et d'une salle polyvalente. A l'entrée du village un bâtiment tout à fait insolite. Ce hangar en bois le long de la route avant les gorges de l'Arly ne paye pas de mine. Et pourtant c'est une église orthodoxe qui pointe sa croix et son bulbe bleu.
Monsieur Giraudy commente la visite et répond aimablement aux questions. Ni russe ni orthodoxe il est à l'initiative de la réhabilitation de cette église, construite à proximité de l'entrée de l'aciérie et attribuée par la direction aux russes d'Ugine. La publication de son livre avec Elisa Jaffrenou « les russes d'Ugine » a contribué à la rénovation de l'église et grâce à l'association « la communauté russe d'Ugine » les offices suivent à nouveau le calendrier orthodoxe. Plus de 2500 russes ont signé des contrats de travail depuis les Pays Baltes et la Bulgarie pour travailler dans la métallurgie. Ils se sont installés dans la région, ont fondé des familles ou ont simplement transité par Ugine. Très vite comme partout où les communautés russes se rassemblent une église est consacrée, une bibliothèque, un groupe musical et une chorale se forment. Ces russes cultivés sont frappés par ces indigènes en sabots qui vivent à côté de l'étable. Quant aux gens du cru ils sont intrigués par ces hommes qui viennent travailler tirés à quatre épingles malgré leur manque de moyens. A l'intérieur de l'église, nombreuses sont les icônes accrochées aux murs mais c'est l'iconostase qui retient notre attention.
La flotte russe embarquée en 1920 obtient l'autorisation de s'établir à Bizerte. Les émigrés créent à bord des écoles, et toute une vie se crée sur les bateaux. Cette iconostase de la chapelle orthodoxe d'Ugine provient du plus grand paquebot, le Kronstadt. Mais nul ne connaît les raisons de son transfert à Ugine.
Monsieur Giraudy se souvient lorsqu'il travaillait à Riperioux des récits d'un russe dont les parents avaient été assassinés alors qu'ils vivaient tous à Saint Pétersbourg. Le petit garçon alors âgé de onze ans avait parcouru la Russie pendant plus de six mois pour rejoindre sa grand-mère à Odessa et s'embarquer sur les bateaux qui levaient l'ancre dans le port.
L'église saint Nicolas consacrée en 1926 a accueilli un prêtre qui sera canonisé en 1936. Elle a donc son saint sous le nom d'Alexis d'Ugine. Alexis Medvedkov, né dans une famille très pauvre étudie au séminaire de st Petersbourg. Ordonné prêtre, il officie dans l'île Vassilivsky puis à Vrouda pendant de longues années, une région rurale et pauvre. Persécuté par les bolcheviks il s'enfuit par l'Estonie et arrive en France. Il sera nommé à Ugine par le Métropolite Euloge et il officiera dans l'église st Nicolas jusqu'à sa mort en 1934. Lorsque le cimetière d'Ugine est déplacé pour laisser place à des constructions on retrouve le corps d'Alexis totalement intact. Inhumé à st Geneviève-des-Bois le corps sera encore trouvé dans les mêmes conditions.
Dans une maison un peu excentrée, un natif du pays nous reçoit et nous montre son trésor. Son grand-père alors magistrat et érudit avait reçu la visite du nouveau prêtre de l'église st Nicolas. Celui-ci lui demandait asile mais n'avait pas un kopeck pour payer le loyer. Il paierait disait il avec des livres. En effet pendant trois ans le prêtre apportait chaque mois en guise de loyer de magnifiques livres sur la Russie, les tsars, l'histoire et les voyages à travers cet immense pays. Le petit fils détient à l'heure actuelle une magnifique collection de livres rares. Parmi ces bouquins l'un a été édité en 75 exemplaires combien en reste t il à l'heure actuelle de par le monde ? Hélène Carrère d'Encausse de passage en Suisse fait la connaissance du propriétaire de la bibliothèque et lui demande l'autorisation de consulter ses livres. Le lendemain, elle débarque à Ugine pour passer la journée devant cette armoire pleine de livres et les feuillette avec un grand intérêt. Grâce à la passion de Bruno Giraudy, à son livre en collaboration avec Elisa Jaffrenou, à l'association des russes d'Ugine une église orthodoxe est sauvegardée, témoin de cette période de l'émigration russe en France.