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14-18 et les russes: Des prisonniers de guerre russes dans le Cambrésis en 1915


La scène se passe à Saint-Aubert en 1915. Ce petit village du Cambrésis, à environ 15 kilomètres de Cambrai, est occupé par l'armée allemande à partir du 25 août 1914. Avec la stabilisation du front, la commune se retrouve à moins de trente kilomètres en arrière des lignes allemandes. L'originalité de ce document tient à la présence d'un groupe de prisonniers russes. Car si l'histoire des Russes dans l'est de la France est bien connue notamment grâce aux travaux de quelques historiens, en revanche elle n'a pas été étudiée pour le département du Nord. Ces hommes ont laissé peu de traces : les témoins ont disparu et les sources les concernant sont peu nombreuses, se résumant à de brèves allusions dans les souvenirs laissés par des civils. Les images sont rares. Il reste surtout de leur passage dans le Nord plusieurs centaines de tombes dans les cimetières militaires des environs.

Pourquoi des Russes ont-ils séjourné dans le nord envahi près du front ? La condition des prisonniers de guerre est définie par les conventions de La Haye : les prisonniers ne peuvent pas être employés dans la zone des armées ou dans des tâches liées aux opérations militaires. Cependant, les belligérants ne se privent pas d'utiliser cette main-d'œuvre disponible, nombreuse et pas chère. Dès la fin de l'année 1914, l'Allemagne décide de recourir aux prisonniers de guerre pour pallier le manque de main-d'œuvre dans l'industrie et l'agriculture. Les Russes sont les plus nombreux. Ils sont aussi les plus dociles et les plus corvéables. Depuis août 1914, 11 000 soldats russes sont capturés en moyenne chaque mois. A la bataille de Tannenberg à la fin août 1914, ils sont 90 000 à tomber aux mains des Allemands. Dès le début de l'année 1915, beaucoup sont extraits des camps de prisonniers pour travailler en Allemagne.

On sait moins que quelques milliers d'entre eux sont envoyés dans le Nord occupé. Les premiers convois parviennent à Valenciennes entre mai et juin 1915. A leur arrivée, les prisonniers sont répartis en petits groupes dans le but de travailler aux champs, à la démolition d'usines ou encore à la réparation des routes. C'est probablement l'un de ces petits groupes qui est envoyé à Saint-Aubert vers mai 1915. Dans le journal qu'elle a tenu du 3 août 1914 au 30 septembre 1918, une habitante de Saint-Aubert, Claire Haudegon, évoque pour la première fois les Russes le 1er mai 1915. Elle entend parler [de l'arrivée] de prisonniers russes « pour charger des betteraves », écrit-elle. C'est à cette époque que la photographie qui nous intéresse a vraisemblablement été prise. Les hommes ne sont pas vêtus chaudement et les villageois ont encore l'autorisation de les approcher. Des femmes à l'arrière-plan à droite et des adolescents à gauche posent fièrement aux côtés des Russes. Ceux-ci suscitent la curiosité d'une population qui conserve encore le souvenir de l'occupation russe de 1816-1818.

Pourquoi Saint-Aubert ? Ils ne sont pas employés aux travaux des champs. Claire Haudegon, qui est agricultrice, ne fait mention des captifs qu'à six reprises entre mai 1915 et juillet 1917 et jamais pour des travaux agricoles. Les villageois ne côtoient pas les prisonniers : peu après leur arrivée, les Allemands interdisent aux Français de les approcher. Ainsi, les relations entre Français et Russes se limitent aux sorties que ces hommes effectuent dans le village pour transporter, au profit des allemands, les biens réquisitionnés (matériaux, grains, bétails, etc.) comme en témoigne, à l'arrière-plan à gauche, le tombereau chargé d'une importante pièce métallique. Une sentinelle (à droite le long du mur) suffit à garder le groupe. En fait, ces soldats ont très probablement été envoyés à Saint-Aubert pour travailler dans une gare. A l'époque, le village possède deux gares (Cambrésis et Nord) installés sur un réseau de chemin de fer d'intérêt local : les chemins de fer du Cambrésis. Deux lignes traversent le village : l'une relie Denain à Caudry tandis que la seconde, plus stratégique, relie Cambrai à la frontière belge. Les Allemands décident d'aménager une gare supplémentaire à l'écart du village, à usage militaire. Pour des raisons de sécurité, ils préfèrent ne pas y employer de villageois mais y affecter des prisonniers de guerre russes pour travailler sur les voies mais aussi pour décharger et charger les trains de munitions, des réquisitions, de matériels, des blessés, etc. Les prisonniers logent à proximité de cette gare. Aujourd'hui encore, cet endroit est appelé le Bahnhof par les habitants du village.

Sur cette photographie, les prisonniers ne semblent pas être maltraités. L'un d'eux, au centre, casquette sur le côté, esquisse même un léger sourire. Pourtant le quotidien de ces hommes a sans aucun doute été rude. L'occupant comme l'occupé ont souffert au fur et à mesure que la guerre se prolongeait et que les pénuries s'accentuaient, mais ces prisonniers russes en ont souffert plus encore. Claire Haudegon souligne que les prisonniers sont « affreusement traités », ce qui suscite l'empathie des habitants. Le 25 juillet 1917, Claire, dont le mari est lui-même prisonnier en Allemagne, écrit : « c'est navrant de voir cela mais le plus dur fut quand je les vis partir avec le chariot sans chevaux, obligés de tirer. Je n'ai pu les regarder, le cœur m'a manqué. Il est écœurant de voir cela ». Quelques prisonniers russes tentent d'échapper à leur sort. Le 1er mars 1916, elle apprend que deux prisonniers russes se sont évadés. Après juillet 1917, Claire Haudegon ne consigne plus aucun événement se rapportant aux Russes.

Certes les sources sont rares, mais en croisant les enseignements tirés d'une photographie, d'un journal intime et de la mémoire locale, il est possible de reconstruire partiellement l'histoire de ces quelques soldats de l'armée impériale russe isolés dans les pays envahis. par MB/GL http://sourcesdelagrandeguerre.fr/WordPress3/?p=89

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